Quatrain
des Cossuaires
ou les quatre puissances en
lévitation, Bruno & May Livory
Des gisants
verticaux, icones convoquant les figures du tarot et des saints
de vitrail, tentent une nouvelle épiphanie des symboles.
Installation textilographique : 4 cosses de velum enfermant des
corps dessinés sur du polyester translucide. Le Quatrain
des Cossuaires est le numéro 4 d'un ensemble de 7 oeuvres
plastiques conçues en duo portable / importable, des installations
à base de structures en fer à béton habillées
de textilographies, auxquelles sont coordonnées des oeuvres
"portables" conçues pour des performances, présentées
également en installation.
Aux pieds des cossuaires suspendus, un rituel de passage, de
la perte et du deuil. Un tertre mouvant se soulève comme
un volcan noir, pour laisser le passage à l'âme
nue que les ondulations impulsées comme des vagues par
les "pleureuses" aident à quitter. (cercle de
tissu noir de 8m de diamètre habité par un danseur
en justaucorps chair dessiné comme les corps des cossuaires,
assisté de manipulateurs symbolisant les pleureuses).
Performance 1er et 2 Novembre 2003, exposition "La Mort
dans l'Art" organisée par Trans-Art Express,
à La Ferme du Bonheur, Nanterre: danse Jean-François
Lefort, musique Eugénie Kuffler, voix, tambourin, corne,
Hélène Bass, violoncelle, choeurs et solos: dindons,
chevaux, cochon et paons, effets spéciaux: fumée
de la cheminée, derniers feux du couchant, manipulateurs:
Virginie, Bruno, Dino, May.
LE QUATRAIN DES COSSUAIRES
de May Livory - des phénomènes isolés à
la ludogenèse -
par John GELDER*
L'iconographie
du Quatrain des Cossuaires évoque d'emblée
une série de rencontres : d'abord rencontre paléontologique
(qui nous renvoie à quelque fouille persane ou égyptienne);
archéologique (tombeau ou lieu sacré) et, bien
entendu, plastique (comme l'art éponyme). Très
vite, les figures entreprennent cependant d'ajouter leur charge
symbolique à cette Rencontre. Des icônes donc, non
pas des «icones de l'absence», mais de la «présence».
Une présence tout à la fois impérieuse et
discrète, signifiante et intemporelle, immobile et mouvante:
présence et distance de corps oraculaires, enveloppés
dans le velouté d'un suaire qui semble les protéger
contre certaines modes devenues trop profanes.
On va bien se
camper devant elles, on va tenter de les interroger...
Tout d'abord
de quelle mode, de quelle tendance s'agit-il ? Un ou une mode d'art, une tendance
esthétique, un avatar de modéliste ou de styliste,
puisque l'auteur présumé des Cossuaires est aussi
créatrice de style (si elle fait dans les "Rumeurs"
Shukabiennes**, elle leur taille des costumes sur mesure...)?
La surproduction du tout pour le tout, objets de culte pour "aficionados"
du Dispositif marchand post-moderne, «[...] qu'on retrouve
en fashion victims de «la vie de ce qui est mort, se mouvant
en soi-même» ? Certes, non... Il est facile, j'en
conviens, de proférer que l'art contemporain sacrifie
à la mode de la marchandise, fût-ce pour envelopper
d'enjolivures la tyrannie Procustéenne du Marché
dont l'inventivité nous envoie à la face ses farces
mégalookées d'un très bon mauvais goût.
(Petite parenthèse de prétérition pour avertir
que nous n'entrerons pas dans la polémique digne d'une
quelconque académie.)
Si mode il y a, si mode il doit y avoir, si la mode est la substance
"sacrée" d'un "quotidien vital dont le
regard s'évade" (in "Barbarie Ordinaire", May Livory) plus loin que le
bout de notre nez, il s'enracine forcément dans un primordial,
ou -clin d'oeil empathique vers les phénoménologues-,
dans un prénatal, dont Mikel Dufrenne répétait
si bien qu'elle nous restituait quelques lambeaux de la "chair
du monde". Ce qui implique, a fortiori, que la mode,
ce n'est pas n'importe quoi. Nous sommes certes profondément
liés à une structure symbolique -ce champ fertile
où opéra l'ontogenèse, où, il y a
quelques dizaines de milliers d'années, germa l'esprit
de l'hominien version dernière-. C'est sur elle, cette
grille symbolique que prirent
forme et fonction des images, des significations, des langages
pour en exprimer -j'oserai dire pour exsuder- les très
subtiles substances qui, à leur tour, allaient engendrer
sinon féconder toutes les verbalisations qui ne pouvaient
pas ne pas définir l'espèce dans sa surprenante
étrangeté.
Le Quatrain
des Cossuaires ne relève donc pas d'une mode, mais
procède de la mode, ou du mode de figuration,
de représentation primordiale et fondatrice de l'être.
Le Quatrain repose sur un "graphisme organisationnel"
qui, par ailleurs, n'a rien à voir avec une linéarité
ou une schématisation pour soi, mais qui emprunte la substance
intime des symboles, pour ouvrir la voie aux signifiantes aventures
de la Fiction Pure: nos légendes et nos mythes nourriciers
passés, présents et à venir...
« En revanche, la chose que je n'avais jamais faite était
d'associer à une telle "collection" un corpus
de légendes, de mythes, de rumeurs, bref, la chose que
les historiens nomment histoire. » (Shukaba**). Le pari
est de taille, ce n'est pas une mince affaire que de redémarrer
l'histoire après Hegel car nous sommes toujours peu ou
prou englués dans le cercle Hégélien, nous
croyons toujours dans la fiction épuisée par la
dialectique d'une linéarité de l'histoire, avec
sa causalité et sa finitude transcendantale. Nous croyons
toujours que l'espèce "humaine" a été
élue pour affirmer l'historicité divine d'un univers
qui l'absoudrait de sa corruptibilité dans l'Oméga
désespérant d'un couronnement absolu. Non donc
à "l'induction caractérisée" d'une
tendance «synonyme de réussite, [...] décrétée
par les gourous qui la concoctent dans le secret de leurs officines,
puis l'annoncent comme une prédiction incontournable à
tous les adeptes des socio-styles [...] » (Shukaba). Les
règles impermanentes de l'inconnaissable et de l'indécidable
ont mieux à offrir que cela dans le travail chaque fois
recommencé de la scrutation des coeurs et des reins de
l'autre infiniment étrange, qui est le matériau
et l'enjeu à la fois nodal et cosmique de toute noèse,
voire de toute ontogenèse.
Mais revenons
à la grille. Revenons à la cosse des suaires, à
l'ossature des os et des chairs enlinceulés. Les icônes
nous parlent de ce "grand corps gisant du monde" avant
que ce dernier se soit fait chair dans une finalité mal
comprise.
Ainsi peut-on lire de gauche à droite:
la figure du Jeu (1), celle de la Puissance protectrice (2),
celle de la Reproduction (3), celle du Savoir (4).
Ordre loin d'être exhaustif au demeurant, mais nous y reviendrons.
Pourquoi, formellement, le Jeu, la Puissance Protectrice, la
Reproduction, le Savoir? Parce que, en effet, un dé est
placé en haut de la première figure ; qu'une couronne
sur un visage aux yeux bandés définit la deuxième
figure ; qu'un embryon s'insinue dans la cuisse de la troisième
et qu'un livre s'ouvre sur le bas-ventre de la quatrième.
Ces "contraintes" n'ont rien de contraignant dans l'oeuvre,
quand bien même elles formalisent une contrainte majeure:
le langage symbolique par excellence qu'est le Sephiroth (Sephira
= Splendeur, nom donné par les cabalistes aux dix perfections
de l'essence divine : Kether : Couronne Hokmah
: Sagesse - Binah : Intelligence - Hesed : Amour
- Ghbourah : Puissance - Tipherath : Beauté
- Hod : Splendeur - Iesod : Fondement... On remarquera
que le Jeu est banni des dix splendeurs pour des raisons évidentes
puisqu'il s'agit ici d'une grille propre à la théodicée
ainsi qu'à toute la Fable monothéiste enfermée
dans le cercle obscur d'une finalité jalouse et coupable...
Or, si le "Jeu" est exclu du Sephiroth, il n'en gouverne
pas moins, de par des Lois autrement cycliques, toute entreprise
humaine : «Je vis l'Aleph sous tous les angles,
je vis la terre, [...] j'eus le vertige et je pleurai, car mes
yeux avaient vu cet objet secret et conjectural, dont les hommes
usurpent le nom, mais qu'aucun homme n'a regardé : l'inconcevable
univers.» (J. L. Borges, El Aleph, cité in
Shukaba). Tout serait sans problème pour le déterminisme
symbolique si, dans ce schéma, on n'avait fait intervenir
le Bateleur et la force transgressive voire la génétique
du jeu. Le jeu ôte au schéma Sephiroth toute sa
force légale. Sans le recours mental à l'idée
de finalité, sans téléologie, les "modes"
que le monde crée risquent à tout moment de devenir
des modes folles. « Une fois que l'on s'en tient à
rendre compte des phénomènes, en n'ayant recours
qu'à des causes efficientes [...] la représentation
du monde devient une figure de l'insensé en prenant une
teinte d'absurdité radicale » (Philippe Deschamps).
Affronter l'anti-finalité où tout système
-y compris tout système isolé-, risque la «
mort » thermodynamique, revient à se mettre en situation
d'avoir à assimiler le concept d'entropie, pour in
fine se retrouver en pleine extase (ou entase) déconstructionniste.
C'est loin d'être le propos du Quatrain, qui, avec
sa charge symbolique, annonce justement une rupture avec la tentation
déconstructionniste: le contingent y est regardé
en face mais intégré au moyen d'une poïésis
résolument tournée vers une optimisation de nos
forces créatrices.
On peut poser que ce regard qui scrute l'insensé est un
regard anthropologique éminemment informé du second
principe de la thermodynamique; il sait que l'accroissement d'information
se paie par un accroissement du désordre et que c'est
au coeur de ce désordre que le destin de l'espèce
se joue quantitativement et qualitativement. C'est ainsi que
ce savoir-là incite au défi d'un redoublement du
négatif, il opère une réversibilité
dans ce processus de croissance du désordre, une néguentropie,
inventant au passage l'expérience ethno-anthropologique
d'une ontologie du jeu, une ludogenèse... La ludogenèse
serait une réaction néguentropique au deuxième
principe de la thermodynamique -l'entropie. Elle procède
de la pure surprise et c'est ainsi qu'elle vient s'inscrire dans
les concepts d'émergence et d'auto-organisation. Le symbolisme
ludique, la ludogenèse des Cossuaires s'inscrit,
au même titre que le symbolisme traditionnel, dans les
«modèles mécaniques où des éléments
relativement simples pris individuellement produisent des phénomènes
de structure très compliqués du fait de leurs interactions
quand ils sont associés en grand nombre.» À
ceci près que «des structures et/ou des fonctions
apparaissent ainsi à un niveau macroscopique sans
que la seule observation des propriétés des constituants
permette de les prédire.» (Henri Atlan, Le
Crépuscule de la finalité.- C'est nous qui
soulignons). Monades ludiques, attracteurs étranges, "chance"
agissant au coeur des phénomènes isolés,
fussent-ils par ailleurs manipulés ou manufacturés
aux fins de produire un macroprojet socioéconomique, comme
c'est le cas par excellence dans tout le processus interventionniste
pour l'amélioration et la remodélisation de l'espèce
dans les technologies du génie génétique.
L'art, phénomène culturel opératoire isolé
au même titre que tout objet culturel destiné à
séduire l'homogène et à s'inscrire dans
le projet global de ses modélisations, participe également
par excellence à ce processus "prédictif".
C'est ici que
l'action expérimentale décrite en ethnométhodologie
-le breaching***-, appliquée à la démarche
esthétique et philosophique, prend tout son intérêt.
Nous avons vu comment le symbolisme des Cossuaires rompt radicalement
avec la tradition. Rien, encore une fois, ne semblait autorisé
à bouger dans le schéma symbolique sous peine de
le disqualifier dans son rôle d'ordonnateur téléologique.
Le Quatrain des Cossuaires, tel un fils bateleur prodigue, "joue"
avec le Symbolisme, lui substitue un "corpus occasionnel éprouvé", suggère
des formes susceptibles d'investir à tout moment une autre
forme pour qu'à son tour, celle-ci investisse le champ
global avec son jeu formatif et déformatif. En ce sens
la formule "Forme et Déforme" définit
l'oeuvre, comme elle détermine tout processus évolutif.
L'art ici, produit son mode privilégié d'interaction
opérationnelle avec ce mouvement cosmologique où
les figures censées instaurer «la légalité
du contingent» (Kant), peuvent, à tout moment, faire
l'école buissonnière, revêtir des corps bien
vivants et mobiles, aller danser dans la "rumeur" des rues et sur les parvis, ou, plus sagement,
sur les scènes d'une salle de spectacle pour, au passage,
nous inventer un être attractif dans son étant hospitalier.
Les figures altières deviennent les héraults d'une
légende vivante, celle, en l'occurrence, de la saga Shukabienne
où, «Comme ces ombres légères qui
n'apparaissent que dans le mouvement, l'être n'est un être
que dans le changement qui lui fait quitter son être [...].
Et pourtant, par la grâce de l'altération, l'être
existe! Il est création perpétuellement recommencée.»
(Jankélévitch, cité in Shukaba).
Il n'était
que temps de rétablir ce chaînon manquant dans l'ordre
anthropologique ! Car, que s'est-il passé ? Très
vite, au seuil de la Grande Fiction qu'est l'aventure culturelle
hominienne, surgit bien le symbole. Il ne tarde pas à
s'emparer du primate au moment où celui-ci aborde l'ère
néolitique. Il n'est vieux que de plusieurs dizaines de
milliers d'années quand l'art pariétal restitue,
en traits et graphies, animaux, flèches, mort, ruse, prédation,
masques, blessures. C'est l'époque de la bonne soupe primordiale
affinée par la nouvelle recette tout juste éclose
: le langage. Avec le Sephiroth, nous faisons un bond dans le
temps. L'ontogenèse bat son plein. Cela fait belle lurette
que le ménage a été fait dans les grottes
; le Néandertal a été sorti manu
militari de la scène, on s'est sédentarisé
et tous les éléments d'une domestication sont en
place. Nous sommes projetés dans l'ère impériale
de la graphie déjà peaufinée. Animaux, chairs,
barbaries heureuses ou cruelles, âpres "jeux"
divinatoires évacués hors des représentations
mythiques, le symbole apparié aux nombres épouse
à présent les lois d'un esprit devenu jaloux de
ses prérogatives. L'hominien lui-même est en passe
de devenir tout un symbole.
Après
les héros flamboyants des âges mythiques, l'espèce
entre dans l'ère des vrais tyrans. On ne joue plus que
selon des règles de stricte obédience et obéissance;
le règne des multiples P: les Pères, les Prophètes,
les Patriarches, puis les Princes et leurs Prétendants,
les Papes, les Philosophes appointés, les Prêtres.
Plus près de nous les Philanthropes, les Présidents.
L'Occident, toujours juché sur ses chevaux de Troie, poursuit
ses visées sur les Citadelles mythiques se ré-instaurant
toujours : la ruée vers l'Ouest, vers les terres nouvelles
et les nouveaux modèles, les nouveaux objets, puis l'homme
nouveau, mais toujours un peu plus amputé de son être
charnel, sa vitalité contingente, toujours un peu plus
abstrait pour s'encosser dans l'économie universalisante
des nombres. Procuste « le Lent » a été
remplacé par Prosthesis « le Véloce »,
celui qui remplace des parcelles malades du corps économisé
broyé par le tourbillon de tout ce qui doit circuler de
plus en plus vite dans un temps de plus en plus comprimé.
La "table de dissection" remplace le lit de Procuste
pour «exprimer la fonction spécifique de la machine célibataire qui est solitude et
mort» (Shukaba p.119). Le jeu, si jeu on peut nommer cette
mise en place du "Parc Humain", s'est emballé.
Les symboles, les héros, les flèches du Temps,
y compris ce qu'un temps on appelait art, tout s'engouffre, «annulé,
blanchi jusqu'à l'abstrait, l'informel, le conceptuel,
l'atonal, le minimal» (iShukaba), avec un sale bruit suintant
dans le vortex numérique. L'espèce continue de
se multiplier, maître-déchet de sa Sphère
racornie, mise à l'étiage de sa petitesse de créature
domestiquée, vivant de mages maigres et de vaches folles...
Tout ce qui ne circule pas reste sur la brèche, une brèche
dont un Ouragan humainement concocté risque d'en achever
la Rupture. Déchet ou superflu, utile, inutile ou futile
sans plus?
C'est à ce point hallucinatoire de la Fable que les entreprises
traverses peuvent devenir pertinentes. Dans les interstices de
l'utile et de l'inutile étincelle l'énergie des
déchets de la grande Sphère contemporaine. Futilis
(Qui laisse échapper ce qui est "contenu") tente
une fuite hors de cette machination, une échappée
d'entre le broyage de l'utile et l'incinération de l'inutile.
Fuite lente, révolte décélérante
des masses dites "mortes", masses faites d'îlots
encore épars, grumeaux de groupes, fragments de foules,
débris de cultures, le peu de oui qui reste quand tous
les "non" ont été proclamés.
«La vraie gratuité, ou futilité, dont je
fais modestement l'éloge ici, [...] échappe au
système, au dogme, à la tentation d'ériger
sa pensée en loi universelle, au mot-erzats, à
l'utile répertorié comme tel, elle n'est intéressée
qu'à débusquer le "petit plus", mais
un petit plus sans contingences, qui peut tout. Elle est à
l'affût du petit défaut autour duquel s'accrétionner
[...]» (Shukaba)
Ainsi le bateleur n'est pas seulement le jeu, mais le dérèglement
(expérimental) des formes convenues, une déforme,
en vue d'une forme autre, toujours vigilante, toujours en processus
de mouvement revitalisant un viatique. Sans jeu, pas de divination
spontanée, sans divination spontanée, pas d'émotion,
pas d'affect, pas d'affectation spontanés. Le jeu de l'ethnologie
comme quête d'un Aleph partageable entre un je et l'autre
parmi le Tout, un je-nous, une tribalité empathique dont
la règle s'impose comme allant de soi ; la méthodologie
de l'ethnologie devenue instrument pour déclencher le
jeu, pour «deviner au delà des formes quelles sont
les clés qui ont cours dans l'univers du groupe».
Cette divination seule peut s'excéder sans s'épuiser.
Je veux que ce qui m'a été inculqué comme
impossible, tabou, interdit - en vertu de la Loi du nombre et
sa vérité trop révélée pour
être honnête - s'excède dans tous les possibles
; pour qu'une splendeur me transforme, le jeu doit se déchaîner.
Dans le vacarme du cercle se brisant, mon écoute éprouvée
s'affine. Voilà ce que mon regard devrait donner à
lire: «En [le] dénudant de toutes les opacités-préjugés
qui le recouvrent, en l'ouvrant à la multitude des angles
d'observation et au cosmopolitisme, elle (l'ethnologie-art-divination)
nous rapproche de l'Aleph.» (Shukaba). En violentant le
cercle mondain de la perfection convenue, de la Sagesse légale,
je me rends disponible aux splendeurs et sagesses transgressives;
en m'échappant du Cercle mondain, il y a une chance que
je devienne partie d'un tout qui « ne serait pas plus grand
qu'une de ses parties ». Jeu de divination, certes, (ou
jeu de spéculation métaphysique) mais, insistons,
sans théodicée. C'est l'angoisse native des petites
sphères animales qui a architecturé la Cité
du dieu fétiche, du dieu mondain décrétant
ses Lois de dressage à mort.
Partant je souris avec empathie aux icônes du Quatrain,
j'y subodore une ontogenèse sans risque de théisme
ou de sectarisme létaux, mais une ontogenèse ludique
et rapprochée des corps immanents, une ludogenèse,
donc. La divination spontanée est celle des regards et
des attitudes, des complexions intimes qui promettent l'ouverture
à l'aventure intra-humaine, où parle l'oracle de
ces coeurs et de ces reins que l'on scrute, toujours à
titre de revanche, de réciprocité avec, à
terme, une possible et provisoire harmonie.
La verticalité lévitée et comme flottante
des Cossuaires me garantit cette liberté, cet affranchissement
par rapport au dogme, ce correctif majeur infligé à
l'austère arbre de Sephiroth. Le haut et le bas, l'ascendant
et le descendant, la spiritualité de la tête et
l'animalité du ventre s'appariant dans un même mouvement,
je fais l'expérience de la transdescendance. Feed-back
également entre éthique et esthétique, entre
émotionnel et rationnel, entre intuition et connaissance,
tous les ingrédients "magiques" de l'intelligence,
caractéristiques et fondatrices de cette tribalité
nouvelle évoquée plus haut. Je peux dire à
ma Rencontre : «Avec toi et avec moi on peut aller très
loin.» Hors de la grande sphère mortifère,
le long des courbes et des rhizomes d'une spirale où agit
l'alchimie des rencontres aurifères. Idéalisme
béat, bêta? Ou le Tragique aristocratique de Monsieur
Nietzsche? C'est bien de cette dernière élégance
là qu'il retourne.
«O god, I could be bound in a nutshell and count myself
a king of infinite space.» (W. Shakespeare, cité
in Shukaba) Phrase que, sans prévention aucune,
tu peux faire tienne, ami. Je pourrais avec toi être camisolé
dans une coquille de noix et me considérer comme le roi
de l'univers. Ou encore me tenir près de toi dans «le
lieu où se trouvent, sans se confondre, tous les lieux
de l'univers, vus de tous les angles.» (J. L. Borges, El
Aleph, cité in Shukaba).
Il n'y va plus,
dans le "pays" des Shukaba, de séductions féroces,
forçant les vieilles sensibilités devenues sensibleries,
pas plus qu'il n'y va de la brutalité, forçant
l'ancienne violence devenue barbarie. Il y va de la transmutation
des valeurs hors de l'utile trop homogène, hors de l'inutile
trop dispendieux. Hors de la tyrannie voluptueusement amputante
de Procuste (celui qui force en étirant), hors de la contrainte
thérapique et remodelante de Prosthesis (celui qui ajoute
à l'infini), il y va de Futilis (celle qui laisse échapper
une lourdeur "contenue"). Procuste, Prosthesis, Futilis,
puisque désormais il s'agit bien, pour le poète
et ses amis de restituer à la Fiction sa vitalité
nominaliste à fin d'éveiller ses Héros un
temps trop long oubliés.
Futilis: en procède celui -tout un chacun-,
«capable de ne dépendre de rien d'autre que de la
nécessité intérieure. [...] Alors qu'on
tenterait de lui attribuer l'incongru avec soulagement [...],
avec elle [Futilis] s'élargit la marge où on griffonne
les rêves véritables de la vie, pas des choses parfaitement
réalisées, non, des choses vivantes qui grouillent
d'une façon apparemment anarchique ("dégoûtantes"
comme des organes, des vers, des larves, des chairs entremêlées),
mais finissent, si on regarde bien, par former des figures. Dans
le dessin formé par ces figures résidera l'élégance
d'une vie». (Shukaba, p. 215)
* John Gelder est éditeur (PARC éditions) et l'auteur
de "La Revanche du Néanderthal, ou l'Odyssée
de l'Espèce".
Voir le site dont il est le mestre: lacunar.org, site pratiquant l'anthropologie des
systèmes narratifs et le rebondissement sur des thèmes
proches de ceux évoqués dans ce texte, entre autres...
**Les citations entre guillemets et "shukaba" sont
extraites de la thèse de May Livory: "Shukaba,
Rumeurs et Costumes".
***Shukaba's attitude, breaching Retour accueil
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